Les bulles de filtre : comprendre un phénomène qui façonne nos expériences en ligne
L’essor des réseaux sociaux a transformé la manière dont nous interagissons, partageons des informations et consommons des nouvelles. Si ces plateformes offrent un accès sans précédent à une multitude de perspectives, elles ont aussi introduit des phénomènes qui influencent subtilement notre perception du monde. Parmi eux, les « bulles de filtre » sont un concept crucial pour comprendre pourquoi nous sommes rarement confrontés à des opinions ou des contenus qui diffèrent de nos croyances sur les réseaux sociaux. Tour d’horizon pour comprendre ce phénomène dangereux, et pourtant si méconnu.
Qu’est-ce qu’une bulle de filtre ?
La « bulle de filtre » (ou « filter bubble » en anglais) est un concept introduit par Eli Pariser dans son livre « The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You » (2011). Il fait référence à l’idée que les algorithmes des réseaux sociaux et des moteurs de recherche personnalisent les informations que nous voyons en ligne en fonction de nos intérêts, comportements passés, et préférences. Ces algorithmes créent une bulle invisible autour de chaque utilisateur, filtrant le contenu qui ne correspond pas à ses croyances ou préférences.
Cette personnalisation a pour but de rendre l’expérience utilisateur plus agréable et engageante (ainsi que plus rentable pour les plateformes, on en parlera plus tard), mais elle a pour conséquence involontaire d’isoler les utilisateurs dans une bulle d’informations, les exposant uniquement à des contenus qui renforcent leurs idées préexistantes. En d’autres termes, au lieu d’un accès diversifié à l’information, nous recevons une version filtrée qui nous conforte dans notre vision du monde.
Comment fonctionne une bulle de filtre ?
Les algorithmes des plateformes en ligne analysent des montagnes de données sur les utilisateurs : ce que vous aimez, ce que vous partagez, les liens sur lesquels vous cliquez, et même combien de temps vous passez sur certaines pages. À partir de ces informations, les algorithmes créent un profil de vos préférences et commencent à vous montrer du contenu qui correspond à ces préférences.
Par exemple, si vous interagissez fréquemment avec du contenu politique d’un certain bord, les algorithmes vont vous montrer davantage de contenu similaire, tout en filtrant progressivement les opinions opposées. Le résultat est que vous vous retrouvez entouré d’informations qui confirment vos croyances existantes, renforçant ainsi ce qu’on appelle le « biais de confirmation ». Un de mes ancien maitre de conférence Olivier Ertzscheid nous avait ainsi annoncé que les plateformes en savaient plus sur nous, nos goûts, ou encore nos orientations politiques que nous même. Ambiance.
Les Origines de la Bulle de Filtre
Le Rôle des Algorithmes
On va rentrer au cœur du mal qui nous ronge : les algorithmes. Les algorithmes sont le cœur du phénomène des bulles de filtre. Ils sont conçus pour maximiser l’engagement des utilisateurs, car plus un utilisateur passe de temps sur une plateforme, plus cette plateforme peut générer de revenus publicitaires en vous exposant à du contenu sponsorisé. Pour ce faire, les algorithmes favorisent le contenu susceptible d’intéresser l’utilisateur, basé sur son comportement passé.
Ces algorithmes sont présents partout : dans les flux d’actualités de Facebook, les recommandations de vidéos sur YouTube, les résultats de recherche sur Google, et même les suggestions d’amis sur Twitter. Les réseaux sociaux ne cherchent pas nécessairement à vous montrer une vue équilibrée du monde (business is business), mais plutôt à vous garder connecté le plus longtemps possible. Ainsi, ils vous servent du contenu qui vous plaît déjà, au détriment de la diversité des opinions.
L’Évolution des Médias et de l’Information
L’émergence des médias numériques a également joué un rôle dans la formation des bulles de filtre. Auparavant, les journaux, la radio et la télévision étaient les principaux vecteurs d’information, et bien qu’ils aient eu leurs biais, ils fournissaient généralement un éventail relativement large de perspectives (et surtout globalement fiable).
Avec l’avènement d’Internet, l’information est devenue plus fragmentée. « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel » Umberto Eco. Les utilisateurs peuvent désormais choisir leurs sources d’information, souvent en fonction de leurs affinités politiques ou culturelles. Les sites et blogs spécialisés, souvent idéologiquement orientés, se sont multipliés, permettant aux utilisateurs de consommer uniquement le type d’information qui correspond à leurs croyances. Cette spécialisation a facilité la création de bulles de filtre, car les utilisateurs ne sont plus exposés à des points de vue variés comme ils pouvaient l’être avec les médias traditionnels.
Le Biais Cognitif Humain
Les bulles de filtre exploitent un phénomène psychologique appelé « biais de confirmation ». Ce biais désigne notre tendance naturelle à rechercher, interpréter et se souvenir des informations qui confirment nos croyances préexistantes. En d’autres termes, nous avons tendance à ignorer ou à rejeter les informations qui contredisent ce que nous pensons être vrai. C’est la raison pour laquelle votre oncle gênant est certain d’avoir vu sur internet que Brigitte Macron est un homme, et qu’il n’y a aucun moyen de lui faire entendre raison.
Les algorithmes des réseaux sociaux ne font qu’amplifier ce biais en nous montrant principalement du contenu qui confirme nos opinions. Ainsi, nous finissons par vivre dans une bulle où nos croyances ne sont jamais sérieusement contestées, ce qui peut renforcer notre certitude d’avoir raison.
Les conséquences des bulles de filtre
Les bulles de filtre ont malheureusement des implications profondes pour notre société et notre manière de comprendre le monde :
La polarisation politique
L’une des conséquences les plus notables des bulles de filtre est la polarisation politique accrue. Lorsque les individus sont constamment exposés à des opinions qui renforcent leurs croyances, ils deviennent moins tolérants à l’égard des points de vue opposés. Cela peut conduire à une radicalisation des opinions et à une société de plus en plus divisée, où le dialogue constructif entre des perspectives opposées devient difficile, voire impossible. De quoi expliquer le résultat des législatives 2024 ?
Des études montrent que la polarisation politique a considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies, en grande partie à cause de la manière dont l’information est consommée en ligne. Par exemple, une étude du Pew Research Center a révélé que les Français ont des opinions politiques de plus en plus polarisées, et que ceux qui consomment leurs nouvelles principalement via les réseaux sociaux sont plus enclins à avoir des opinions extrêmes.
La désinformation et les théories du complot
Les bulles de filtre peuvent également faciliter la propagation de la désinformation et des théories du complot. Lorsque les individus ne sont exposés qu’à une seule version des faits, ils sont plus susceptibles de croire à des informations erronées ou trompeuses. Cela est particulièrement préoccupant lorsque ces informations sont délibérément diffusées pour manipuler l’opinion publique.
Par exemple, lors des élections américaines de 2016, les réseaux sociaux ont été inondés de fausses informations et de théories du complot, qui ont été largement partagées au sein de bulles de filtre idéologiquement homogènes. Ce phénomène a contribué à semer la méfiance et la division au sein de la population, avec des conséquences durables sur le paysage politique américain.
L’appauvrissement du débat public
Les bulles de filtre contribuent également à appauvrir le débat public. Dans une société où chacun est enfermé dans sa propre bulle, il devient difficile de trouver un terrain d’entente ou de comprendre les perspectives des autres. Cela peut mener à un dialogue de sourds, où chaque camp parle, mais personne n’écoute vraiment l’autre. N’avez-vous jamais entendu la fameuse phrase « faites vos recherches » lorsque vous demandez (à juste titre) des précisions sur les affirmations d’un tier ?
L’isolement social et le stress
Les bulles de filtre peuvent également contribuer à l’isolement social. Lorsque nous nous entourons uniquement de personnes qui partagent nos croyances, nous pouvons finir par nous isoler des autres, notamment de ceux qui pensent différemment. Cela peut renforcer un sentiment de solitude et d’aliénation, surtout lorsque les interactions en ligne remplacent les interactions en face-à-face.
De plus, être constamment confronté à des contenus qui renforcent nos peurs ou nos préoccupations peut augmenter le stress et l’anxiété. C’est pour cela qu’une personne qui s’inquiète du changement climatique et qui est constamment exposée à des nouvelles catastrophiques sur le sujet peut développer un sentiment d’impuissance ou de désespoir. Où que votre grand-mère vote Marine pour empêcher je cite « l’islamisation de la France » dans sa bourgade de 300 habitants dont 3 arabes.
Comment échapper à la bulle de filtre ?
Je ne suis pas magicien, vous ne l’êtes pas non plus. Techniquement, on ne peut donc pas les faire disparaître. En revanche, il existe des moyens d’en atténuer les effets. Voici quelques stratégies pour élargir votre horizon d’information et vous exposer à une plus grande diversité de points de vue :
Diversifiez vos sources d’information
L’un des moyens les plus simples d’échapper à une bulle de filtre est de diversifier vos sources d’information. Au lieu de vous fier uniquement aux réseaux sociaux ou à un seul site d’information, essayez de consulter une variété de sources, y compris celles qui représentent des points de vue opposés. Par exemple, si vous avez l’habitude de lire des journaux de gauche, essayez de lire également des publications de droite, et vice versa.
Utilisez des outils pour briser la bulle
Il existe des outils en ligne conçus pour vous aider à échapper à votre bulle de filtre. Par exemple, des extensions de navigateur comme Escape Your Bubble ou AllSides peuvent vous montrer des articles et des opinions venant d’un large éventail de perspectives. D’autres outils en France comme le Decodex du journal Le Monde, évaluent la fiabilité des sources d’information, vous aidant à identifier la désinformation et à vous assurer que vous lisez des articles de qualité. Libération fait aussi ce travail de fond dans sa rubrique « Check News« .
Engagez-vous dans des discussions constructives
Engagez-vous dans des discussions avec des personnes qui ont des opinions différentes des vôtres. Petit personnage de gauche, va échanger avec ton collègue qui achète le Figaro. Petit personnage de droite, ta voisine abonnée à Libé n’est peut être pas aussi radicale que tu le pense. Ces conversations peuvent être inconfortables, mais elles sont essentielles pour élargir votre perspective et mieux comprendre les autres. Lorsque vous discutez avec quelqu’un qui n’est pas d’accord avec vous, essayez d’écouter attentivement ses arguments et de comprendre d’où ils viennent, plutôt que de chercher immédiatement à le traiter d’abruti.
Le rôle des plateformes et des régulateurs
Les utilisateurs individuels peuvent prendre des mesures pour atténuer les effets des bulles de filtre. Les plateformes et les régulateurs ont également un rôle crucial à jouer. Elles détiennent la clé, mais sont forcément réticentes à l’idée de s’en servir.
La responsabilité des plateformes
Les entreprises de réseaux sociaux ont une responsabilité envers leurs utilisateurs, celle de favoriser un environnement où une diversité d’opinions peut s’exprimer. Cela pourrait passer par des algorithmes qui mettent en avant des contenus de différentes perspectives, ou par des initiatives visant à réduire la propagation de la désinformation. Malheureusement, cela signifie aussi pour eux un « watch-time » plus réduit, et donc moins de revenus grâce à la publicité.
Facebook a pris certaines mesures pour essayer de diversifier les sources d’information dans le flux de ses utilisateurs, mais ces efforts sont souvent critiqués comme étant insuffisants ou trop limités. YouTube a également mis en place des mesures pour réduire la visibilité des vidéos qui diffusent de la désinformation, bien que l’efficacité de ces initiatives reste sujette à débat. On avance, on marche, mais clairement, on ne se précipite pas.
La régulation et la législation
Les gouvernements et les régulateurs peuvent également jouer un rôle en mettant en place des lois et des régulations pour limiter les effets des bulles de filtre. Cela pourrait inclure des régulations sur la transparence des algorithmes ou des mesures pour promouvoir la diversité des points de vue dans l’information en ligne. A une autre échelle, la loi influenceur vise à garantir plus de transparence notamment par l’obligation d’apposé la mention collaboration commerciale sur du contenu. A quand une version 2.0 pour nos médias ?
Par exemple, l’union européenne a introduit le Digital Services Act (DSA), qui impose aux grandes plateformes de se montrer plus transparentes sur le fonctionnement de leurs algorithmes et de prendre des mesures pour limiter la diffusion de contenus illicites ou trompeurs. Ce type de régulation pourrait aider à atténuer certains des effets les plus nocifs des bulles de filtre. Mais elles ne disparaîtront pas pour autant.
L’éducation aux médias
Enfin, l’éducation aux médias est une autre composante clé. En enseignant aux utilisateurs, en particulier aux jeunes, comment naviguer dans le monde de l’information en ligne, nous pouvons les aider à devenir des consommateurs d’information plus critiques et plus conscients des bulles de filtre. Des programmes d’éducation aux médias pourraient inclure des cours sur la reconnaissance des biais, l’évaluation de la crédibilité des sources, et l’importance de la diversité des perspectives. C’est selon moi, la perspective de sortie la plus fiable et la plus intéressante.
Vers une expérience en ligne plus enrichissante
Les bulles de filtre sont un phénomène complexe et insidieux qui influence la manière dont nous percevons le monde en ligne. Bien qu’elles puissent rendre notre expérience en ligne plus agréable en nous montrant du contenu qui correspond à nos préférences, elles ont aussi des conséquences potentiellement dangereuses pour notre société et notre démocratie.
Il est donc essentiel de prendre conscience de ces bulles et de faire des efforts pour élargir notre horizon d’information. En diversifiant nos sources, en utilisant des outils pour briser les bulles, en pratiquant l’autocritique, et en engageant des discussions constructives, nous pouvons tous contribuer à un environnement en ligne plus riche et plus équilibré.
Les plateformes et les régulateurs ont également un rôle crucial à jouer pour assurer que les algorithmes ne créent pas des échos de nos propres opinions. Mais ils nous exposent à une variété de perspectives. Mais il faut garder à l’esprit que ce n’est pas l’intérêt d’une plateforme de minimiser ce phénomène. Leurs efforts ne sont donc principalement que des écrans de fumées. La véritable solution réside dans l’éducation des jeunes dans les médias. Ma génération a grandi avec internet. Elle en découvre encore la puissance, les avancées incroyables dans notre vie de tous les jours, mais aussi son lot d’effet pervers. Il est de notre devoir de sensibiliser les plus jeunes à ces phénomènes qu’ils devront apprendre à connaitre.
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